Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

MEDIASCRITIQUES

5 avril 2013

Ses favoris Où est passée la critique sociale ?

De l’impensé nationaliste à gauche

Le texte (et la version audio) d’un cours donné à l’Université Critique et Citoyenne de Nîmes le 4 décembre 2012 sur « De l’obsession nationale à gauche en France dans les années 2011-2012 : relancer une cosmopolitique populaire »…on y retrouvera, côté sombre, Montebourg, Todd, Mélenchon ou Lordon, et, côté lumières, Kant, Marx ou Chamoiseau.

 

C’était avant :

- les trémolos patriotards de François Hollande dans « sa » guerre au Mali,

- les nouvelles gesticulations franchouillardes du ministre de l’illusionnisme productif, Arnaud Montebourg,

- ou la mythologisation coloniale de « la France » par Jean-Luc Mélenchon en Algérie (voir « Jean-Luc Mélenchon : "La repentance ? Une belle perte de temps" », par Arab Chih, Liberté, 14 février 2013 et aussi sur Mediapart),

qui ont, depuis, enrichi la chronique de l’impensé nationaliste des gauches.

 

On peut aussi écouter la version audio-mp3 du cours ici et celle de la discussion qui a suivi .

 

Les autres cours de l’Université Critique et Citoyenne de Nîmes sur le thème « Frontières ? Moi, les autres, le monde » (octobre-décembre 2012) peuvent également être écoutés sur son site.

 

 

Introduction du cours

 

Je voudrais aborder aujourd’hui le thème transversal de l’année de l’Université Critique et Citoyenne de Nîmes – « Frontières ? Moi, les autres, le monde » - principalement sous un angle de philosophie politique.

 

Précisons d’abord d’où je parle. Je suis enseignant-chercheur de science politique à l’université, avec deux cordes à mon arc : 1e) la sociologie politique qui étudie, d’un point de vue principalement analytique, les fonctionnements concrets des cités passés et présentes, et 2e) la philosophie politique qui explore, quant à elle, les possibilités, en s’aventurant davantage sur le terrain du normatif et du prescriptif, d’une cité idéale, ou en tout cas meilleure ou moins mauvaise. La sociologie que je pratique se veut critique, c’est-à-dire qu’elle s’efforce d’identifier les éléments négatifs des ordres sociaux et politiques existants. Mais l’identification d’un négatif suppose, au moins implicitement, de prendre appui sur du positif, c’est-à-dire sur une vision, ou du moins une intuition, d’un positif, c’est-à-dire un état idéal ou meilleur de la cité à partir duquel ce qui existe peut être jugé comme négatif. Dans mon esprit, il y a donc des liens nécessaires entre sociologie critique et philosophie politique, même si la spécialisation actuelle des disciplines universitaires tend à brouiller, voire à casser, ces liens. En rapport, avec la sociologie critique que je pratique, je m’inscris alors dans une philosophie politique émancipatrice. J’entends émancipation au sens du philosophe Emmanuel Kant dans son célèbre article de 1784 « Réponse à la question : Qu’est ce que les Lumières ? », c’est-à-dire « la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle » [1]. Informé par les sciences sociales modernes et contemporaines, je parlerai de manière déplacée de la construction d’une autonomie individuelle et collective s’arrachant aux dominations.

 

Cette émancipation s’inscrit pour moi dans un horizon que Kant, encore une fois, appelle cosmopolitique, c’est-à-dire l’horizon d’une République mondiale du genre humain. Ce fil cosmopolitique - en contradiction (songeons à la participation d’une grande partie des gauches à la guerre de 1914-1918) ou en articulation (comme chez Jean Jaurès avec le lien établi entre patriotisme et internationalisme) avec le fil national - se présente comme un pôle historiquement important dans la définition des gauches. C’est à partir d’un tel horizon éthique et politique que certains discours récents à tendances nationalistes seront critiqués. J’insiste encore ici sur le lien entre le point d’appui d’un positif et la critique d’un négatif, même si la critique se déploiera peu ici sur le terrain sociologique des conditions sociales-historiques d’énonciation de ces discours, mais en restera surtout au contenu de ces discours, dans une optique de philosophie politique, une philosophie politique critique et émancipatrice, donc.

 

Sur le plan de l’engagement politique, j’associe historiquement les notions de critique sociale et d’émancipation à la notion de « gauche ». C’est donc à l’intérieur de « la gauche » en un sens large que je m’inscris politiquement. Et c’est pourquoi ce seront des discours de gauche, et plus précisément des gauches, qui seront ici critiqués.

 

Mon intervention d’aujourd’hui se situe dans le cadre d’un travail de plus longue haleine s’efforçant de contribuer à réinterroger, clarifier et reformuler les « logiciels » de la critique sociale et de l’émancipation. J’utilise la métaphore informatique de « logiciels » pour identifier le niveau de la formulation même des questions et des problèmes, plutôt que de me précipiter sur celui des « réponses » à fournir. Le niveau des « logiciels » est peu occupé publiquement aujourd’hui, alors que celui des réponses apparaît surinvesti. Récemment, j’ai publié trois livres qui explore cette question des « logiciels » de la critique sociale et de l’émancipation, et qui serviront de background à mon propos d’aujourd’hui :

 

- un livre à tonalité plus universitaire et centré sur les pensées critiques contemporaines (comme Pierre Bourdieu, Michel Foucault et Jacques Rancière) : Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs, paru en juin 2012 [2] ; cet ouvrage propose des éléments d’une théorie sociologique en dialogue avec la philosophie politique, mais aussi l’engagement et les cultures ordinaires (chansons, cinéma, polars, séries télévisées…) ;

- un livre à visée pédagogique centrée sur une des grandes figures de la tradition critique et émancipatrice, Marx, avec une anthologie commentée : Marx XXIe siècle. Textes commentés, paru fin août 2012 [3] ; je caractérise cet ouvrage comme « une édition populaire à visée de recherche » et il propose une lecture hérétique de Marx, éloignée de nombre de lectures « marxistes » comme « anti-marxistes », dans une posture de compréhension critique ;

- un court pamphlet qui interroge les gauches (de la gauche hollandaise aux gauches critiques et radicales) sur une série de « pathologies » intellectuelles conduisant à une certaine paralysie mentale : La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, paru début octobre 2012 [4].

 

Mes analyses auront deux grand moments : 1) le contexte d’un certain nombre de discours que je caractérise par une « obsession nationale », de débats sur « la démondialisation » en 2011 à la campagne présidentielle de 2012, qui me conduira à critiquer une série de discours ; et 2) l’exploration du positif cosmopolitique, chez Kant, puis chez Marx et chez des penseurs contemporains (Nancy Fraser, Ulrich Beck et Patrick Chamoiseau).

 

Ces deux moments seront nourris, en reprenant les catégories du sociologue allemand Ulrich Beck dans son livre Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation [5], par une articulation entre un cosmopolitisme normatif et un cosmopolitisme méthodologique contre une articulation plus ancienne et enracinée entre un nationalisme normatif et un nationalisme méthodologique. Qu’est-ce à dire ? Nationalisme et cosmopolitisme normatifs renvoient aux valeurs souhaitables défendues par l’analyse en tant que citoyen engagé dans la cité. Nationalisme et cosmopolitisme méthodologiques renvoient, quant à eux, aux présupposés de l’analyste dans son découpage de l’objet de sa recherche, comme dans les questions qui lui sont posées. Ainsi le nationalisme méthodologique, implicitement le plus souvent et parfois explicitement,  tend à assimiler « société » et « État-nation », ou tout du moins à se caler sur les évidences générées par la figure historique de l’État-nation pour penser les rapports sociaux et politiques. Le cosmopolitisme méthodologique ouvre quant à lui son horizon mental en direction du monde afin de davantage localiser la forme historiquement situé de l’État-nation.

 

I – Quelques indices de l’obsession nationale à gauche en France en 2011-2012

 

En 2011-2012, le débat politico-intellectuel autour de ce qui a été appelé « la démondialisation », puis de manière successive et encastrée la primaire présidentielle socialiste et la campagne présidentielle ont contribué à enraciner de manière plus appuyée que précédemment « la nation » et « la France » comme repères cardinaux de l’imaginaire politique dans notre pays.

 

Ainsi la récente campagne présidentielle a largement été cocardière, y compris du côté gauche. Comme Marine Le Pen, Nicolas Dupont-Aignant, Nicolas Sarkozy et François Bayrou, François Hollande et Jean-Luc Mélenchon semblent ainsi avoir rivalisé dans la course à celui qui utiliserait les mots « la France » et « les Français » le nombre de fois le plus élevé. Dans leurs meetings, les drapeaux français (à côté des drapeaux rouges chez Mélenchon) et La Marseillaise (avec L’Internationale chez Mélenchon) étaient toujours en bonne place, ce qui ne se pratiquait guère à gauche dans les années 1970. L’affiche électorale « La France, la belle la rebelle » de Mélenchon faisait un clin d’œil à la chanson d’inspiration communiste de Jean FerratMa France (1969). Avec toutefois une différence nationaliste de taille : entre le « ma », qui sélectionnait dans l’histoire française seulement certains éléments progressistes, et le « la », qui semblait tout prendre, s’introduisait un écart susceptible de devenir abyssal…

 

 

 

Démondialisations et rétrécissement hexagonal

 

Mais Hollande et Mélenchon furent des cocardiers modérés, célébrant « la France » en positif sans désigner nettement d’autres nations adversaires. Il y a eu plus avancé sur le plan nationaliste dans les milieux politiques et intellectuels de gauche. Lors de la Primaire socialiste de 2011, Arnaud Montebourg, alors partisan de « la démondialisation », n’a pas hésité à alimenter le café du commerce chauvin, en particulier dans son livre à succès Votez pour la démondialisation ! Il y expliquait ainsi que, contrairement à « notre grand et beau pays, la France »« les Chinois » sont« voleurs » et « les Allemands » « égoïstes » [6] ! N’y-avait-il pas là quelque relents xénophobes latents ?

 

Aujourd’hui, notre Ministre du « Redressement productif », ne parle plus de « démondialisation », mais se contente d’être un toiletteur plus rhétorique que productif de la mondialisation néolibérale du capitalisme, mais toujours avec une forte inflation cocardière. Pente cocardière volontiers chauvine, en rupture avec l’idéal de solidarité internationaliste cultivé jadis de la gauche. Car si les larmes de crocodiles sont nombreuses à gauche quant à la situation sociale difficile des Grecs et des Espagnols face à la double pression austéritaire des marchés financiers et des institutions européennes néolibérales, Montebourg n’aurait pas vu d’un mauvais œil en septembre dernier que l’on ferme l’usine automobile Peugeot de Madrid pour sauver celle d’Aulnay. Dans un entretien du 13 septembre 2012 sur France Inter, il expliquait ainsi à propos des sites d’Aulnay et de Madrid :« Personnellement, je préfère qu'on privilégie les fermetures hors de France plutôt qu'en France » [7]. Déshabiller Pedro (espagnol) pour habiller Pierre (français), dans le cadre de la compétition instable et aléatoire pour « gagner des parts de marché », n’est-ce pas justement le cadre même de la mondialisation néolibérale ? Comment s’offusquer, alors, que l’Espagne fasse de même dans la compétition, en essayant de déshabiller Pierre (français) pour rhabiller Pedro (espagnol) ? Qu’ont à gagner à terme, hors d’une « victoire » ponctuelle et réversible à la Pyrrhus dans tel ou tel secteur, les salariés français et espagnols à cette compétition entre intérêts nationaux sur un marché mondial capitaliste, arbitrée par la logique du profit ?

 

 

 

Mais revenons au débat de 2011 sur « la démondialisation ». Le démographe Emmanuel Todd, par ailleurs préfacier du livre de Montebourg, ajoutait une couche nationaliste dans un entretien du 13 décembre 2011 sur le site de l’hebdomadaire Marianne [8]. Il y opposait à « la grandeur de la culture française », associée à la notion d’« homme universel »« la vision ethnique de l’économie » et « la culture autoritaire » à l’œuvre dans « le monde germanique » ; différences qui plongeraient leurs racines dans les « structures familiales originelles ». C’est ce qu’on peut appeler un culturalisme essentialiste aux allures savantes, découpant des « cultures originelles », compactes, fermées et stables dans le temps, bref ce que l’on appelle des essences.

 

Ouvrons une parenthèse méthodologique sur l’essentialisme, c’est-à-dire une tendance à voir le monde à travers des essences, entendues comme des ensembles homogènes et immobiles. Cela constitue une des « pathologies » intellectuelles majeures aujourd’hui, à gauche comme à droite. Une « pathologie » intellectuelle qui empêche de saisir les contradictions des réalités sociales historiques, comme la pluralité des logiques qui les traversent ainsi que leurs transformations historiques. Le grand philosophe du XXe siècle Ludwig Wittgenstein a associé cette pathologie de l’activité intellectuelle à un écueil langagier : la« recherche d'une substance qui réponde à un substantif » [9]. Qu’est ce que ça peut bien vouloir dire ? Un substantif, c’est un mot comme « l’amour », « l’État », « la nation », « la France », etc. De manière courante, on a tendance automatiquement à chercher derrière chaque substantif une substance ou une essence, c’est-à-dire une entité homogène et durable, avant même de s’être renseigné un peu plus précisément ou d’avoir mené une enquête. Wittgenstein parle aussi significativement de « constant désir de généralisation » ou encore de « mépris pour les cas particuliers ». Il s’agit d’un aplatissement de la pluralité caractérisant les phénomènes sociaux et de leur mobilité historique, propice à des modes de pensée dogmatiques et manichéens.

 

Mais revenons à Todd. Dans cet entretien, il puisait son autorité académique du côté de « l’anthropologie de type culturaliste dans la tradition américaine ». Or certains travers de ces anthropologies culturalistes, en particulier leurs tendances essentialistes, ont été mis en cause justement depuis une trentaine d’années par des travaux de sciences sociales. Plutôt que de voir dans les cultures et les identités collectives des essences homogènes et stables, des anthropologues (comme l’Américain George Marcus ou le Français Jean-Loup Amselle), des sociologues (de l’Américaine Ann Swidler au Français Jean-Claude Kaufmann), des historiens (comme le Britannique Geoffrey Lloyd ou les Français Roger Chartier et Gérard Noiriel) ou des chercheurs en science politique (comme l’africaniste Jean-François Bayart) nous ont incités à plutôt les envisager comme des réservoirs de ressources culturelles et de pratiques composites, historiquement mobiles et en interaction avec d’autres répertoires civilisationnels, faisant l’objet d’appropriations et d’usages diversifiés comme de métissages de la part des individus et des groupes.

 

Plus à gauche que Todd, l’économiste « démondialisateur » et atterré Frédéric Lordon, dans un débat organisé par ATTAC auquel je participais le 15 janvier 2012 à Paris [10], a ajouté son écot nationaliste du côté d’une gauche plus radicale. Dans l’examen d’une série d’hypothèses face à la situation économique de l’Europe, il accordait une préférence à « la solution nationale », ou encore à la possibilité d’« en revenir à la configuration nationale », plus apte selon lui à permettre l’expression de « la souveraineté populaire ». Il confondait alors, dans un nationalisme méthodologique implicite, souveraineté populaire et souveraineté nationale. Bien que n’abandonnant pas complètement une boussole internationaliste pour le futur, il associait alors principalement le point de vue « cosmopolite » aux « privilégiés du capital économique et du capital culturel ». Et pour charger un peu plus la barque nationaliste, il stigmatisait de manière essentialiste « la croyance monétaire allemande », pas seulement celle des élites économiques et politiques, mais celle supposée de l’ensemble du « corps social allemand » ;« croyance monétaire allemande » qui serait dotée d’une forte« profondeur historique ». Or un représentant d’ATTAC Allemagne venait de critiquer son gouvernement à la même table, juste avant l’intervention de Lordon…L’économiste a beau être « atterré », il n’en a pas moins une oreille distraite vis-à-vis des paroles citoyennes, tout particulièrement venant de « l’étranger » !

 

Ici je ne mets pas en cause tous les discours qui ont été tenus sur « la démondialisation » ces dernières années. Il ne s’agit pas de traiter de manière négative et essentialiste tout ce qui s’est nommé « démondialisation ». Il y a eu des versions plus techniques de « la démondialisation » qui envisageaient simplement des mesures temporaires et limitées de protectionnisme national et/ou européen, comme une des composantes d’une boîte à outils plus large face à la mondialisation capitaliste. Ce qui ne renvoyait pas nécessairement à une « démondialisation » généralisée, mais seulement sur certains plans circonscrits, susceptible d’être associée à une ouverture mondiale principale sur d’autres plans plus nombreux. Mais je remets ici en cause « la démondialisation » comme philosophie politique implicite, comme cœur d’un projet de société, adossé à un nationalisme normatif et/ou un nationalisme méthodologique.

 

Quand le couple antagonique Terra Nova/Gauche populaire patauge dans l’essentialisme

 

Mais revenons au débat politique et intellectuel autour de la présidentielle, et tout particulièrement à son axe électoral à gauche : le Parti socialiste. Deux tendances essentialistes se sont opposées et s’opposent dans la galaxie des think tanks  autour du PS à propos des notions de « peuple » et de « populaire ».

 

Á la droite du PS, la fondation sociale-libérale Terra Nova a publié en mai 2011 un rapport intitulé « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? » [11]. On y expliquait que l’ancienne« coalition historique » ayant caractérisé la gauche autour des« classes populaires » doit être électoralement abandonnée au profit d’une « nouvelle coalition » autour des « valeurs » dans une « stratégie centrale "France de demain" ». On y avance même : « Le FN se pose en parti des classes populaires, et il sera difficile à contrer ». « Le populaire », comme essence négative, aurait donc basculé à droite et à l’extrême-droite, et ne serait plus récupérable du point de vue des « valeurs » de gauche. Il faudrait alors opposer l’essence positive de « l’européen » à l’essence négative du « populaire » associé irrémédiablement au « national ». Bref une variante euphémisée pour technocrates roses des « pauvres sont des cons » et de « mes copains cadres dynamiques sont sympas » !

 

Le collectif « Gauche populaire » [12] a pris depuis peu le contrepied de Terra Nova. Là c’est un « populaire » positif qui refait surface, associé comme chez Terra Nova au « national », mais un « national » lui aussi positif. On reste alors dans le cadre essentialiste : l’essentialisation positive du « peuple » et de « la nation » aurait succédé à leur essentialisation négative par Terra Nova. Mais la Gauche populaire aurait elle aussi ses essences négatives opposées au « bon Peuple français » : « les minorités »(c’est-à-dire : les musulmans, les homosexuels, etc.), « le communautarisme » et « le multiculturalisme ». Berk tout ce qui apporte du mélange « pas net » à la supposée « pureté » de notre culture franchouillarde ! Et le dirigeant socialiste François Kalfon n’hésite pas dans Le Monde à porter aux nues une certaine idée étriquée du « populaire » : le « Français moyen, petit Blanc hétérosexuel ». Ces proximités entre les thèmes de « la Droite populaire » au sein de l’UMP et « la Gauche populaire » rendent difficile de les situer clairement plus à gauche que la droite sociale-libérale incarnée par Terra Nova.

 

Notons que parmi trois des figures animatrices, l’un, Laurent Bouvet, a été jadis un introducteur en France du social-libéralisme de l’ex-premier ministre britannique Tony Blair, et deux autres, Laurent Baumel et François Kalfon, étaient avant « l’affaire » du Sofitel de New-York de fidèles soutiens de DSK…Bref on peut être dubitatif face au risque patent qu’une logique de marketing intellectuel et politique, quelque chose comme une politique de « créneaux » sur un « marché idéologique », peu propice à la relance d’un travail intellectuel à gauche.

 

Au bout du compte, dans l’essentialisation négative ou positive d’un « populaire » associé au « national », on trouve un autre mode de contribution au raidissement nationaliste à gauche aujourd’hui. Et, corrélativement, on ne peu pas penser les composantes cosmopolites populaires (ne serait-ce que par les vagues d’immigration, comme le montre la sociologue Anne-Catherine Wagner dans son livre sur Les classes sociales dans la mondialisation [13]), points d’appui pour une ouverture cosmopolitique des classes populaires dans le combat contre la mondialisation néolibérale. Or, si les classes populaires vivent tendanciellement des contraintes communes d’exploitation et de domination, elles connaissent des rapports au travail, des modes de vie, des référents culturels, des relations à la politique, etc. diversifiés, avec des contradictions. Le peuple n’est pas une essence homogène (négative ou positive), mais un problème et une construction. Pour les gauches qui visent encore une émancipation sociale, c’est un pari visant à faire naître des convergences entreles classes populaires ainsi qu’entre les classes populaires et les autres catégories d’opprimés (femmes, minorités, etc.). Et un pari qui est susceptible d’être aussi tissé de fils cosmopolites.

 

Du nombrilisme national à l’altermondialisme

 

Il ne s’agit pas, pour moi ici, de saisir de manière essentialiste « la nation » et « la France » comme des blocs homogènes totalement nuisibles. Il y a bien diverses conceptions politiques de « la nation » et les différentes nations se caractérisent par des contradictions. C’est pourquoi, pragmatiquement, on peut s’appuyer sur ces contradictions pour faire avancer l’émancipation : les services publics dits « à la française », l’impact de la prise conscience écologique en Allemagne, les avancées de l’égalité de sexes dans les pays nordiques, les mouvements sociaux grecs contre l’illégitimité de la dette ou les indignados espagnols pour davantage de démocratie…ou, au-delà du cadre européen, l’imbrication des dimensions locales, nationales et mondiales dans le néo-zapatisme actif au sein du Chiapas mexicain, le traitement de la question indienne dans la Bolivie progressiste présidée par Evo Morales ou la place des jeunes diplômés chômeurs et précaires dans les processus révolutionnaires inachevés en Tunisie et en Egypte. J’ai plutôt voulu pointer le fort risque actuel à gauche de rétrécir subrepticement notre horizon mental à un « national » essentialisé positivement, ce que j’appelle « l’obsession nationale ». Et, corrélativement, le risque de ne plus voir les fils cosmopolitiques de nos avenirs possibles.

 

Or l’actuelle obsession nationale nous fait oublier une tendance importante à l’œuvre dans les réalités nationales à travers l’histoire : la coupure potentiellement chauvine entre « nous » (les nationaux) et « eux » (les étrangers), particulièrement périlleuse dans un cadre européen actuellement marqué par une progression des discours xénophobes et des scores électoraux des droites extrêmes dans un contexte de crise économique et sociale. Par rapport à cela, l’historienne Sophie Wahnich a bien montré, dans son livre L’impossible citoyen. L’étranger dans le discours de la Révolution française [14], que, même dans un dispositif ouvert à l’universalité comme celui de la Révolution française, cette tendance pouvait faire des dégâts, en désuniversalisant l’horizon révolutionnaire au profit de la fermeture des frontières nationales. Au bout du compte, les formes soft de nationalisme à gauche ne contribuent-elles pas à consolider aujourd’hui l’importance du référent « national » dans le débat politique général comme des liaisons entre le « national » et le « social » ? Et, partant, elles pourraient bénéficier à terme à ceux qui pourraient être perçus comme les porteurs les plus crédibles du couple « national »/« social » dans une double atmosphère de xénophobie et de décrédibilisation du personnel politique traditionnel, c’est-à-dire le Front national relooké et républicanisé de Marine Le Pen.

 

Par ailleurs, ma critique ne vise pas que des élites politiciennes et intellectuelles, mais aussi leur écho parmi les citoyens. Sur ce plan, mon inquiétude ne réside pas seulement du côté des citoyens votant à l’extrême-droite, à droite et à gauche sensibles aux sirènes xénophobes. C’est certes un des enjeux politiques cardinaux des années qui viennent. Mais justement, dans ce cadre, ce qui m’inquiète encore plus, c’est que, du côté des secteurs critiques les plus éloignés de ces tentations xénophobes, et qui auraient alors pu constituer des pôles de résistance à ces tentations, les déplacements nationalistes des discours intellectuels et politiques aient pu aussi bien « marcher ». Par exemple, que lors de la Primaire socialiste, Arnaud Montebourg ait pu apparaître « rénovateur » et porteur d’une critique de gauche de la mondialisation néolibérale au sein de publics critiques, à rebours d’une campagne pour le « non de gauche » au Traité Constitutionnel Européen au nom d’« une autre Europe » en 2005, et pas d’une réponse nationale. Ou que le public sympathisant d’Attac, lors de la réunion parisienne dont j’ai parlé avec Frédéric Lordon, ait pu oublier le passage important dans l’histoire du mouvement altermondialiste du vocable « anti-mondialisation » à celui d’« altermondialisme » justement, en appuyant majoritairement dans la salle les propos de Lordon contre ceux d’un animateur d’ATTAC comme le syndicaliste Pierre Khalfa.

 

Á rebours de ces évolutions politico-intellectuelles en cours, l’horizon du meilleur de la gauche a pourtant historiquement été mondial, de Kant à certains penseurs contemporains, en passant par Marx. Eugène Pottier n’écrivait-il pas en 1871 dansL’Internationale, chant emblématique du mouvement ouvrier : « L’Internationale sera le genre humain » ?...Et si aujourd’hui, face à la globalisation capitaliste et contrairement aux tentations franchouillardes chez des politiciens et des intellectuels de gauche, et leurs échos dans des secteurs citoyens, l’émancipation avait besoin de toujours davantage de monde mais d’autres mondes possibles (altermondialisme), comme nous le crient les multiples Indignés et écologistes de la planète, plutôt que de moins de monde (démondialisation) ? Ce qui me permet de passer à ma deuxième partie, plus positive, consacrée aux linéaments d’une philosophie cosmopolitique.

 

II – Repères classiques et contemporains pour une philosophie cosmopolitique

 

Après la phase critique je vais alors explorer quelques repères d’une philosophie alternative au rétrécissement national, dotée d’une boussole altermondialiste ouverte sur d’autres mondes possibles. Étymologiquement, le mot « cosmopolitisme » désigne le fait de se dire « citoyen du monde ». Le terme associe ainsi deux mots grecs : politès (le citoyen) et kósmos (univers, monde). On a l’habitude de faire remonter l’origine de la notion à l’Antiquité grecque avec Diogène (vers 413-327 av. J.-C.).

 

La cosmopolitique kantienne et son actualité

 

Emmanuel Kant (1724-1804)  se présente comme un des penseurs modernes du cosmopolitisme. Envisageons-en quelques traces philosophiques et la façon dont, par la mise en interrogation des ses tensions, on peut leur donner une certaine actualité

 

 

 

Commençons en 1784 avec son article « Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique » [15]. Il s’y déclarait favorable à la constitution d’« un Société des nations », envisagée « telle une communauté civile universelle » (pp.79-80). Et il indiquait dans un autre passage plus avant du texte : « Ce qui donne espoir qu’après maintes révolutions et maints changements, finalement, ce qui est le dessein suprême de la nature, un État cosmopolitique universel arrivera un jour à s’établir » (p.86). On se trouve ici face à une hésitation entre : 1) la forme d’un regroupement d’États-nations dans un cadre politique commun (la Société des nations), fonctionnant « telle » (de manière analogue, mais pas identique) une communauté civile universelle, et 2) un nouvel État mondial (l’État cosmopolitique universel). Dans les deux cas, Kant restait pris dans le modèle en cours de développement à l’époque de l’État-nation moderne : 1) dans le premier cas, il reste même encore prisonnier de la forme historique de l’État-nation, et 2) dans le second cas, il s’en émancipe mais pour imaginer un État-monde sur le mode de l’État-nation.

 

En 1795, Kant publiait son ouvrage Vers la paix perpétuelle (ouProjet de paix perpétuelle) [16]. Il y tranchait l’ambiguïté de 1784 en faveur d’« un fédéralisme d’États libres » par rapport à une « République mondiale » (pp.89-93). Mais il le faisait par réalisme, afin de faire advenir la perspective de « la paix perpétuelle ». Car, dans le même temps, la république mondiale demeurait pour lui « l’idée positive ».

 

Dans son livre de 1798 Anthropologie d’un point de vue pragmatique [17], la tension précédente trouvait quelques clarifications nouvelles. Il parlait ainsi d’« une société de citoyens du monde (cosmopolitisme), - idée inaccessible en soi, qui n’est pas un principe constitutif permettant de s’attendre à une paix subsistant au milieu des actions et réactions les plus vives des hommes), mais seulement un principe régulateur invitant à la suivre avec application en tant que destination du genre humain » (pp.322-323). La société des citoyens ne serait donc pas quelque chose à réaliser tel quel, mais « un principe régulateur », bref uns boussole grâce à laquelle (ou un horizon par rapport auquel) s’accomplirait la marche universalisante de l’humanité.

 

On peut aujourd’hui relancer cette boussole et cet horizon cosmopolitiques, tout particulièrement dans un nouveau moment de globalisation des économies et de sociétés, au cours duquel les États-nations connaissent un affaiblissement relatif, et cela dans la perspective d’autres mondes possibles que le capitalisme mondialisé. Aujourd’hui, à la différence de Kant, cette relance ne peut plus se baser sur l’assurance de « fondements naturels ». Confrontée aux fragilités de la condition socio-historique de l’humanité, elle doit s’assumer comme pari aléatoire. Un pari qui a à construire un populaire métissé et cosmopolite contre le populaire étriqué et fantasmatiquement « purifié » des tenants de l’obsession nationale.

 

Informée des critiques libertaires des oppressions étatiques, mais aussi des atouts protecteurs des institutions publiques, cette cosmopolitique renouvelée n’a pas nécessairement à suivre le modèle historique des États-nations, mais a peut-être à inventer des institutions publiques faisant vivre un cadre civil universel qui ne soient pas un ou des État(s), c’est-à-dire une intégration hiérarchique et centralisée de ces institutions. En ce sens, un anarchisme pragmatique et institutionnaliste et une cosmopolitique renouvelée pourraient se rencontrer.

 

Marx en tension

 

Karl Marx (1818-1883) a repris certaines problèmes de Kant, mais en associant analyse de la question sociale et émancipation des individus dans le cadre du capitalisme, en tant que forme socio-économique émergente au XIXe siècle ayant une tendance hégémonisante. À cause de la logique mondialisatrice du capitalisme, et donc aussi de l’exploitation capitaliste, Marx et Engels envisageaient l’émancipation sociale des individus comme immédiatement mondiale dans leur ouvrage L’idéologie allemande (écrit en 1845-1846) :

«Du reste, la masse d'ouvriers qui ne sont qu'ouvriers (…)  suppose le marché mondial (…) Le prolétariat ne peut donc exister qu'à l'échelle de l'histoire universelle, de même que le communisme, qui en est l'action, ne peut absolument pas se rencontrer autrement qu'en tant qu'existence "historique universelle". Existence historique universelle des individus, autrement dit, existence des individus directement liée à l'histoire universelle. » [18].

 

Mais cette affirmation philosophique du caractère immédiatement mondial de l’émancipation sociale des individus s’est déplacée quand elle devenue une politique d’émancipation plus concrète dans Le Manifeste communiste de 1848 : « Les ouvriers n'ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu'ils n'ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s'ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation, il est encore par là national, quoique nullement au sens bourgeois du mot. » Et Marx et Engels de terminer par le célèbre « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » (p.144). L’appel aux prolétaires, qui « n’ont pas de patrie », était donc international. Toutefois la construction du prolétariat en classe et la construction de son pouvoir politique avait d’abord une teneur nationale. Il y avait là une tension et une torsion. La pensée marxienne ne pouvait pas complètement échapper à l’époque à la prégnance des États-nations modernes en développement. Ce qui n’était pas sans effets sur le vocabulaire même pour dire la politique, nourri implicitement par le modèle de l’État-nation : « unité », « unification », « centralisation »…

 

Aujourd’hui où les États-nations apparaissent davantage en recul, il est peut-être possible de déplacer les choses sur ces deux plans : 1) rendre moins irréaliste l’horizon d’émancipation mondiale, et 2) dire les rapports politiques entre la pluralité humaine et les espaces communs avec d’autres mots, qui évitent d’écraser la diversité au profit du « centre » et de « l’Un », avec des mots tels que « convergences », « coordination », « mutualisation »…Bref ce serait quelque chose visant à actualiser et à accentuer la perspective léguée par Marx en un sens plus cosmopolitique et libertaire.

 

Quelques penseurs contemporains à la rescousse : Nancy Fraser, Ulrich Beck, Patrick Chamoiseau

 

Une série de penseurs contemporains nous permettent de compléter l’actualisation proposée de Kant et de Marx.

 

Tout d’abord, la théoricienne critique et féministe américaine Nancy Fraser nous invite, dans un choix de textes récemment traduits en français sous le titre Le féminisme en mouvement. Des années 1960 à l’ère néolibérale [19], à transnationaliser les problèmes de justice sociale, en débordant le cadre des États-nations. Elle pointe alors des « iniquités transfrontalières » (p.24), que cela concerne les populations pauvres de la planète, dont les revendications « sont canalisées vers les arènes politiques nationales d’États faibles ou défaillants, détournées loin des causes, qui se trouvent à l’étranger, de leur dépossession », ou les problèmes associés d’immigration dans les pays riches. C’est une incitation à ouvrir notre imagination politique pour commencer à penser une protection sociale au-delà des frontières nationales alors que les inégalités relèvent de facteurs de plus en plus globalisés.

 

Deuxième dimension : ce que le sociologue Ulrich Beck appelle « la société mondiale du risque », qui nous contraint à « changer de focalisation : la politique prend sa source non pas dans les décisions portant sur la technologie, mais dans les conséquences imprévisibles de ces décisions » [20]. Songeons aux risques techno-scientifiques, aux problèmes alimentaires, sanitaires et écologiques, aux dérèglements climatiques, qui ne connaissent pas les frontières nationales, contrairement à ce que laissaient entendre les stéréotypes franchouillards au moment de l’accident de Tchernobyl.

 

Enfin, troisième dimension : la promotion de singularités individuelles fabriquées par le métissage d’expériences et d’appartenances collectives diversifiées, sans se réduire à l’hégémonie d’une de ces expériences, telle qu’elle est explorée par l’écrivain antillais Patrick Chamoiseau, en distinguant l’univocité et la fixité de l’ancien « arbre généalogique » de la diversité et de la mobilité du nouvel « arbre relationnel » :

« L'ancien arbre généalogique nous cantonnait dans les branches et les feuilles d'une lignée intangible d'ancêtres, de traditions, de genèses et de cosmogonies monolithiques. Il nous immobilisait sur le pieu d'une racine unique qui nous plantait dans une seule terre natale. L'arbre relationnel lui, nous déploie sur un treillis des racines, des rhizomes, qui au gré de nos errances, ou de nos "expériences", nous offrent plusieurs terres natales. Le rhizome est l'instance d'un devenir incessant. Dès lors, l'arbre relationnel nous autorise à choisir la terre natale qui nous convient le mieux, et même à en changer si notre relation aux fluidités du monde se retrouve à changer. Les branches et les feuillages de l'arbre relationnel sont une constellation de dieux, de langues, de lieux, de pays, de facettes culturelles, d'éclats de civilisations, d'aveuglements individuels et de lucidités toute personnelles, et tout cela est ouvert sur le vertige d'un monde globalisé et explosé continûment en nous. » [21]

 

 

 

Avec Fraser, Beck et Chamoiseau, notre cosmopolitique populaire renouvelée pour un XXIe siècle cherchant des chemins postcapitalistes s’enrichit de l’alliance inédite de la protection sociale, de l’écologie et de l’individualité.

 

Notes :

 

[1] E. Kant, « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? » (1e éd. allemande : 1784], dans Vers la paix perpétuelle, etc., traduction française par J.-F. Poirier et F. Proust, Paris, GF-Flammarion, 1991, p.43.

[2] Voir notamment P. Corcuff, « Où est passée la critique sociale ? », entretien par J. Confavreux, Mediapart, 30 juin 2012[accès abonnés].

[3] Voir notamment P. Corcuff, « Actualité d'un Marx hérétique » [extraits de Marx XXIe siècle], Mediapart, édition « Petite Encyclopédie Critique », 31 août 2012.

[4] Voir notamment P. Corcuff, « La gauche est en état de mort cérébrale", entretien avec M. Deslandes, Rue 89, 04 octobre 2012.

[5] U. Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation (1e éd. allemande : 2002), traduction française d’A. Duthoo, Paris, Aubier, collection « Alto », 2003.

[6] A. Montebourg, Votez pour la démondialisation !, préface d’E. Todd, Paris, Flammarion, 2011, pp. 14, 41 et 73.

[7] : « Montebourg juge le plan de PSA "inacceptable en l’état" », L'Expansion.com, 13 septembre 2012 ; pour écouter l’ensemble de l’entretien du jeudi 13 septembre 2012 dans le cadre du « 7/9 » de France Inter, voir ici.

[8] E. Todd, « La France n’est pas l’Allemagne, ce n’est pas germanophobe de le dire », entretien avec P. Cohen, marianne2.fr, 13 décembre 2011.

[9] L. Wittgenstein, Le Cahier bleu (manuscrit dicté à des étudiants en 1933-1934), dans Le Cahier bleu et Le Cahier brun, traduction française par G. Durand, Paris, Gallimard, collection « TEL », 1965, p.51.

[10] « Leur dette, notre démocratie », Conférence internationale organisée par ATTAC France, en partenariat avec le site Mediapart, 15 janvier 2012, Paris ; voir la vidéo de l’intervention de F. Lordon, « Le soulèvement ou la table rase », Mediapart, 19 janvier 2012,  et le compte-rendu du débat proposé par le journaliste L. Mauduit, « Confrontation sur la crise démocratique européenne », Mediapart, 19 janvier 2012.

[11] Terra Nova, « Gauche : Quelle majorité électorale pour 2012 ? », mai 2011.

[12] Voir  http://gauchepopulaire.wordpress.com/ et « La bataille de la Gauche populaire pour éviter un "21 avril bis" », par Hélène Bekmezian et Bastien Bonnefous, Le Monde, 14 novembre 2012.

[13] A.-C. Wagner, Les classes sociales dans la mondialisation, Paris, La Découverte, collection « Repères », 2007.

[14] S. Wahnich, L’impossible citoyen. L’étranger dans le discours de la Révolution française, Paris, Albin Michel, 1997 (réédition avec une postface inédite en 2010).

[15] E. Kant, « Idée d’une histoire au point de vue cosmopolitique » (1e éd. : 1784), dans Opuscules sur l’histoire, traduction française par Stéphane Piobetta, Paris, GF-Flammarion, 1990.

[16] E. Kant, Vers la paix perpétuelle. Esquisse philosophique(1e éd. : 1795), traduction française par J.-F. Poirier et F. Proust, Paris, GF-Flammarion, 1991.

[17] E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique (1èreéd. : 1798), traduction française d’A. Renaut, Paris, GF-Flammarion, 1993.

[18] Repris dans P. Corcuff, Marx XXIe siècle. Textes commentés, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », p.143.

[19] N. Fraser, Le féminisme en mouvement. Des années 1960 à l’ère néolibérale (choix de textes initialement parus entre 1984 et 2010), traduction française d’E. Ferrarese, Paris, La Découverte, collection « Politique et Sociétés », 2012.

[20] U. Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisationop. cit., p.205.

[21] P. Chamoiseau, « Fanon, côté cœur, côté sève », discours prononcé en hommage à Frantz Fanon au congrès international d'addictologie, Fort de France, 24 octobre 2001, publié le 6 décembre 2011 dans France-Antilles Martinique.

Publicité
Publicité
4 avril 2013

Combattre la mafia de l’évasion fiscale 04 AVRIL

 

Combattre la mafia de l’évasion fiscale

L'alarme italienne contre la haute mafia

Grande figure de la magistrature indépendante en Italie, ayant fait du combat judiciaire contre la mafia l’engagement d’une vie au service du bien commun (lire ici son hommage, vingt ans après leur assassinat, à ses collègues Paolo Borsellino et Giovanni Falcone), le procureur Roberto Scarpinatoaime rappeler que le véritable pouvoir, celui de l’argent comme celui du crime – qui se confondent, se rejoignent ou se croisent souvent –, est toujours obscène, au sens étymologique de ce mot : ob scenum en latin, c’est-à-dire « hors scène ». Car le secret est l’obscénité foncière de ce pouvoir, et c’est bien pourquoi, dès qu’il est mis à nu comme dans les enregistrements du majordome des Bettencourt ou dans les documents Takieddine, sa réalité vraie, son avidité, sa brutalité et sa vulgarité nous sidèrent et nous stupéfient. Sur scène, dans ses lieux institutionnels, ce pouvoir met en avant l’apparence d’une représentation destinée au public. Hors scène, il se livre à ses trafics, combines et arrangements au nom de ses intérêts bruts et brutaux, sans aucune fioriture.

Extraordinaire réflexion à haute voix de Scarpinato sur la « mafiosiation » d’un monde dérégulé, comme sorti de ses gonds, Le Retour du Prince (Éditions La Contre Allée) est un livre incontournable pour comprendre de quoi le mot mafia est devenu le nom commun (écouter ici notre chronique audio) : d’un monde, le nôtre, où le conflit d’intérêts, cette prolifération des intérêts privés à l’abri de l’intérêt général, est de fait institutionnalisé ; où l’abus de pouvoir est ainsi légitimé, par accoutumance et résignation ; où la corruption devient « un code culturel qui façonne la forme même de l’exercice du pouvoir » ; où les plus hautes classes dirigeantes et possédantes pratiquent sans vergogne l’illégalité pour elles-mêmes.

Selon Scarpinato, la mafia des tueurs, cette « mafia militaire »issue des milieux populaires que chroniquent les médias, fait écran à la « haute mafia » qu’il a su démasquer au risque de sa vie dans ses enquêtes : ces politiciens, notables et financiers qui en sont les véritables bénéficiaires.

L’Italie mafieuse ne vous est pas étrangère, lancent à la face de l’Europe et du monde aussi bien Roberto Scarpinato que le journaliste Roberto Saviano, l’auteur du désormais célèbre Gomorra (voir ici son site personnel). Ce dernier ne cesse de s’étonner de l’indifférence ou de l’inconscience françaises vis-à-vis de la très concrète présence des diverses mafias italiennes en France, qui va de pair avec notre complaisance pour la criminalité corse (lire ici l’enquête du Point sur l’arrière-plan de la série télévisée “Mafiosa”).

« Voilà ce qu’est la France, aujourd’hui : un carrefour, un lieu de négociations, de réinvestissement et d’alliances entre cartels criminels », écrit Saviano en préface de l’édition française de son dernier livre, message qu’il a répété dans les médias (ici et ). Mais, surtout, insiste-t-il, cette extension des mafias d’en bas va de pair avec les pratiques mafieuses d’en haut. C’est ainsi, souligne Saviano (dans un récent entretien à La Repubblica), que le système bancaire international n’a guère fait la fine bouche, depuis la crise de 2008, pour récupérer et blanchir l’argent du crime afin de renflouer ses caisses et de trouver des liquidités.

C’est peu dire que la France, dont le parquet et ses procureurs ne sont pas, comme en Italie, indépendants du pouvoir exécutif, est en retard dans cette prise de conscience. Les anciennes rodomontades de Nicolas Sarkozy contre les paradis fiscaux, dont la liste noire fut ensuite blanchie comme par miracle, ont accompagné une démobilisation générale de l’État dans la lutte contre le crime financier et économique, d’où qu’il vienne. Le Service central de prévention de la corruption (SCPC), dont on a oublié jusqu’à l’existence, est devenu une coquille presque vide, en tout cas une structure impuissante comme l’admet son chef lui-même (lire son dernier rapport, de 2010).

Cette année, la Cour des comptes a sévèrement souligné les faiblesses de Tracfin, la structure administrative de renseignement financier créée pour lutter contre le blanchiment d’argent (son rapport est à télécharger ici en PDF). Et, tout récemment, l’OCDE s’est inquiétée des retards de la France en matière de lutte contre la corruption internationale, s’étonnant de la rareté des enquêtes et du manque de sanctions (à lire sur acteurspublics.com).

Pendant ce temps-là, les autorités américaines, pourtant peu suspectes de collectivisme confiscatoire, ont saisi l’opportunité de la crise pour renforcer la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales. Dans leur ligne de mire, la Suisse et ses banques, aujourd’hui dépositaires d’un tiers de la richesse mondiale manquante parce que détournée. Au nom de la souveraineté, qui est à la base du principe même de l’impôt et des recettes fiscales, les acteurs privés ne sont pas ménagés, notamment la banque UBS mise en cause par la justice américaine, tandis qu’un programme de dénonciation volontaire était mis en place. Mieux, le Foreign Account Tax Compliance Act (Fatca), qui entre en vigueur à partir de 2013, sème la panique sur les places financières helvètes car il contraint les établissements financiers, sous contrainte de sanctions aux États-Unis mêmes, à transmettre automatiquement leurs informations sur des Américains détenteurs de compte.

Qu’attend la France pour faire de même ? Qu’attend-elle pour faire la guerre à l’évasion fiscale et combattre les paradis fiscaux ? Qu’attend-elle pour boycotter, en leur refusant toute commande publique, les sociétés, quelles qu’elles soient, qui ont des filiales dans ces enfers criminels ? Qu’attend-elle quand l’impôt sur les bénéfices des entreprises n’est que de 25 % en moyenne en Europe contre 40 % aux États-Unis ? Qu’attend-elle quand on sait qu’en trente ans, avec la baisse de la part des salaires et la hausse des profits, ce sont quelque 150 % du PIB de l’ensemble des pays européens qui sont partis vers les marchés financiers ? Qu’attend-elle quand la révolution industrielle, dont le numérique est le moteur, accroît ces déséquilibres, ses principaux oligopoles jouant à plein la carte des paradis fiscaux pour payer le moins d’impôt possible – le taux d’imposition affiché par Google est de 2,4 % !

En conclusion de son livre sur Les Paradis fiscaux (André Versaille éditeur), sous-titré Enquête sur les ravages de la finance néo-libérale, Nicholas Shaxson, dont la plume est accueillie aussi bien par le Financial Times que par The Economist, lance cette alerte :« Les paradis fiscaux sont un facteur déterminant de la façon dont le pouvoir politique et économique fonctionne dans le monde aujourd’hui. Ils permettent aux personnes, aux entreprises et aux pays les plus riches de conserver leurs privilèges, sans qu’il n’y ait pour cela aucune bonne raison. Les paradis fiscaux sont le théâtre où les millionnaires affrontent les pauvres, les multinationales les citoyens, les oligarchies les démocraties : à chaque fois, le plus riche l’emporte. »

Autrement dit, si une guerre acharnée ne leur est pas faite, avec constance et détermination, aucune politique socialement progressiste ne pourra durablement s’imposer, encore moins faire ses preuves. Car cet adversaire-là est déloyal, fourbe et secret, violent et puissant, sans frontières et sans états d’âme, tout comme l’est le crime organisé.

4 avril 2013

Combattre la mafia de l’évasion fiscale 04 AVRIL

 

Combattre la mafia de l’évasion fiscale

Un manque à gagner d'au moins 40 milliards par an

Loin d’être anecdotique, la question de la fraude et de l’évasion fiscales est donc un enjeu décisif du redressement économique et financier, social et moral de nos nations. Au-delà de la légitime sur-taxation des revenus les plus élevés, le nouveau pouvoir doit s’en emparer au plus vite, d’autant plus que c’est une arme pédagogique formidable dans le combat inégal entre les aspirations populaires et les prévarications oligarchiques. Et que cette question fait l’unanimité parmi les différentes forces qui ont soutenu François Hollande au second tour de la présidentielle, comme l’a montré la récente commission d’enquête sénatoriale sur l’évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales (les deux tomes de son rapport sont téléchargeables en PDF ici et ses travaux consultables sur le site du Sénat ainsi que le blog de son rapporteur, Éric Bocquet).

Ce rapport incontestable et incontesté montre que la fuite vers les paradis fiscaux provoque chaque année un manque à gagner d'au moins 40, voire 50 milliards pour le budget de la France ! Soit dix (ou vingt) milliards de plus que la saignée de 30 milliards d’économies que le gouvernement veut aujourd’hui imposer au pays ! Qu’attend le nouveau pouvoir pour s’emparer des riches travaux du Sénat, les approfondir à l’Assemblée nationale et, ainsi, initier une large dynamique parlementaire en faveur d’une lutte déterminée contre ces crimes financiers ?

La lecture des nombreuses auditions menées par les sénateurs met en évidence les lignes de front de cette bataille : d’un côté, un milieu des affaires, relayé par certains hauts fonctionnaires des finances, qui traite de haut la représentation nationale, entre morgue assumée et langue de bois ; de l’autre, tous ceux, des syndicalistes et associatifs jusqu’aux policiers eux-mêmes, qui espèrent enfin un sursaut.

Nos deux confrères déjà cités ont été longuement entendus par les sénateurs, faisant la pédagogie, schémas et graphiques à l’appui, de leurs trouvailles. « On m’a dit une fois, à Bercy, leur a confié Christian Chavagneux, qu’en prenant la Belgique, la Suisse, le Liechtenstein et le Luxembourg, on couvrait l’essentiel de la fraude fiscale française, aussi bien celle des particuliers que des multinationales. Il y a donc une fraude, une évasion et une optimisation agressive de proximité dans laquelle, toutes les statistiques le font ressortir, nos amis luxembourgeois tiennent un rôle particulier. » Une fraude qui est donc nichée au cœur de l’Europe, le Luxembourg et la Belgique faisant partie des six membres fondateurs de l’Union européenne ! Et de rappeler que, tandis que le premier détenteur de la dette publique américaine est l’ensemble des investisseurs situés dans les paradis fiscaux, les trois premiers pays où sont localisés les investisseurs qui détiennent la dette publique française ne sont autres que le Luxembourg, les îles Caïmans et le Royaume-Uni. 

Les sénateurs ont également entendu le magistrat financier Renaud Van Ruymbeke, initiateur avec d’autres, en 1996, de l’Appel de Genève (à relire ici) contre l’opacité financière des paradis fiscaux. À l’époque, a-t-il confié, il n’avait pas trop pris au sérieux la remarque d’un de ses collègues suisses qui lui disait : « Le gros problème, c’est la fraude fiscale. » Seize ans plus tard, il ne dirait plus que « la fraude fiscale est une chose, la criminalité organisée en est une autre » : « En réalité, même si la criminalité organisée ne représente que 1 % à 5 % de l’évasion fiscale, ces deux pratiques ont en commun un certain nombre d’outils que l’on pourrait appeler, sans aucune connotation politique, le libéralisme ou la mondialisation financière. (…) Dès que l’argent franchit les frontières, la loi de la jungle prévaut. »

S’il fut une vertu démonstrative des révélations de Mediapart depuis sa création en 2008, c’est de mettre au jour cette réalité. Apparemment, il n’y a pas de criminels endurcis parmi tous les protagonistes de nos enquêtes les plus spectaculaires, dont cet inventaire donne un aperçu : des fonctionnaires de l’armement etdes finances, du ministère de la défense et de celui de l’économie ;l’héritière Liliane Bettencourt et son entourage dans la haute société, d’avocats, de financiers, de notaires, de brasseurs d’affaires et de politiciens professionnels ; le réseau constitué par Ziad Takieddine où l’on croise notamment François LéotardNicolas Bazire (numéro deux de LVMH, le groupe de Bernard Arnault),Nicolas SarkozyÉdouard BalladurJean-François Copé

Pourtant, en ne s’en tenant ici qu’aux seules affaires Karachi,Woerth-Bettencourt et Takieddine (on pourrait y ajouter aussil’affaire Tapie), toutes nos enquêtes ont dévoilé le recours massif à des paradis fiscaux, une pratique généralisée de fraude et d’évasion fiscales, en somme l’habitude, dans ces milieux privilégiés, de la violation de la loi commune et, plus encore, une acceptation culturelle de cet illégalisme comme allant de soi (voir par exemple nos toutes dernières révélations sur les affaires de Takieddine avec la banque Barclays).

 

4 avril 2013

1 2 3 4 5 La part d'ombre de la mondialisation

 

La part d'ombre de la mondialisation

Qui sait, par exemple, qu’un minuscule archipel caraïbe, les îles Caïmans, est aujourd’hui le quatrième centre financier mondial ? Notre confrère Christian Chavagneux, d’Alternatives économiques, lance cette question en ouverture de son précis très pédagogique sur Les Paradis fiscaux (avec Ronen Palan, coll. Repères, La Découverte). Depuis, la campagne électorale américaine a fait sortir ces îles de l’ombre discrète qui les abritait, avec une cascade de révélations sur la fortune qu’y a amassée et cachée le candidat républicain Mitt Romney (lire l’enquête de Nicholas Shaxson dansVanity Fair et celle de Sylvain Cypel dans Le Monde). Du coup, dans un esprit très rooseveltien, les activistes démocrates ont imaginé en vidéo une savoureuse charge contre l’évasion fiscale, dont la Suisse ne sort pas indemne :

Les paradis fiscaux, explique Chavagneux, c’est « la part d’ombre de la mondialisation » : « Ils en nourrissent l’opacité, l’instabilité – ils ont été l’un des acteurs de la grande crise financière de la fin de la première décennie 2000 – et l’inégalité en servant d’abord les plus puissants de ses acteurs. » Mais, au fur et à mesure que s’étend et s’approfondit la crise, l’ombre gagne sur la lumière.

Cet été, Tax Justice Network a démontré que les évaluations officielles des organismes internationaux sous-estiment le poids des paradis fiscaux. Selon ce réseau indépendant pour la justice fiscale, les actifs financiers qui y sont cachés ne seraient pas autour de 17 000 milliards d’euros, chiffre déjà incommensurable, mais de 25 500 milliards de dollars, soit plus que l’addition des PIB des États-Unis et du Japon !

Et encore ne sont comptés là que les actifs financiers, sans prendre en compte tous les autres actifs dissimulés via les paradis fiscaux, investis dans la réalité matérielle, de l’immobilier aux yachts, des écuries de course aux œuvres d’art, etc. (lire l’article précurseur de Martine Orange, Le prix exorbitant des paradis fiscaux). L’erreur de perspective serait de croire qu’il ne s’agit là que d’actes individuels, ceux de particuliers violant les lois de leurs nations pour mieux s’enrichir. La vérité, c’est qu’il s’agit du système tout entier, des grandes entreprises aux grandes banques qui, toutes, ont organisé leur prospérité sur l’illégalisme des places off shore.

Ainsi les établissements bancaires qui ont bénéficié, sans contrepartie véritable, du secours de l’argent public depuis 2008 ont tous continué à prospérer dans les paradis fiscaux. Un récent rapport de CCFD-Terre Solidaire a révélé que la présence des banques françaises dans les paradis fiscaux a augmenté malgré, ou plutôt grâce à la crise (lire notre article avec le texte du rapport). Sur sept banques étudiées, on compte 547 filiales dans les paradis fiscaux, soit près de 21 % du total de leurs filiales. Les banques françaises, notamment BNP-Paribas, Crédit agricole et Société générale, comptent ainsi 24 filiales dans les Caïmans, 12 dans les Bermudes, 19 en Suisse, 29 à Hong Kong et 99 au Luxembourg !

Mais il n’y a pas que les banques : comme le démontrent Chavagneux et Palan, « les grandes entreprises gèrent désormais leur trésorerie et leurs politiques de financement par l’intermédiaire de filiales situées dans les paradis fiscaux qui centralisent les transactions de prêts, d’emprunts, de répartition mondiale des bénéfices, etc., pour l’ensemble du groupe ». C’est ainsi qu’on aboutit à ce paradoxe qu’en 2008, par exemple, le premier investisseur étranger en France n’est autre que… la France, les multinationales françaises investissant dans leur propre pays via leurs filiales non résidentes situées dans les paradis fiscaux, et ce à un niveau plus important que les investissements des multinationales étrangères en France !

Derrière ces chiffres et ces pratiques, il y a tout simplement le vol d’une grande part de la richesse nationale qui, détournée et cachée, n’est pas redistribuée pour le bien commun. Dans sa récente enquête sur l’évasion fiscale en France, qui a provoqué l’ouverture d’une information judiciaire le 5 avril visant la banque suisse UBS, laquelle bénéficia longtemps de hautes protections, notre confrère Antoine Peillon (ici son blog sur Mediapart) affirme, sans être démenti ni contredit, que « les avoirs dissimulés au fisc français sont presque de l’ordre de toute la recette fiscale annuelle du pays » et que l’évasion fiscale, individus et entreprises confondus, « s’élève au minimum à 590 milliards d’euros, dont 108 milliards rien qu’en Suisse ».

4 avril 2013

1 2 3 4 5 Parti de l'argent et parti du crime

 

Parti de l'argent et parti du crime

Cette alarme contre la fraude et l’évasion fiscales relevait des travaux pratiques d’une politique sans ambiguïté du New Dealvis-à-vis de la taxation des plus riches. « Les impôts sont les cotisations que nous payons pour jouir des privilèges de la participation à une société organisée », déclarait Roosevelt en 1936, deux ans après le vote du Revenue Act qui remit à plat les règles d'imposition des hauts revenus.

Les personnes gagnant plus de 200 000 dollars (soit un million de dollars aujourd'hui) par an furent alors taxées à hauteur de 63 %. La loi fut révisée en 1936, augmentant le taux à 79 %, qui atteindra même 91 % en 1941. Pendant près d’un demi-siècle, soit jusqu’à la contre-révolution reaganienne et thatchérienne, les États-Unis connaîtront un taux marginal d'imposition sur les très hauts revenus proche de 80 % (lire cette mise au point de Thomas Piketty)

Mais, comme le soulignait hier la note américaine de Henry Morgenthau et comme l’illustre aujourd’hui la tentation belge de Bernard Arnault, il ne suffit pas d’imposer plus fortement les plus riches : il faut aussi, sinon surtout, empêcher qu’ils fraudent et que leurs fortunes s’évadent, de même que les délinquants fuient la juste rigueur de la loi et que le crime prolifère à l’abri d’une économie parallèle. Et ce n’est pas une petite affaire tant, ces quarante dernières années, l’évasion fiscale n’a cessé de gangrener le cœur de l’économie mondiale, de se professionnaliser financièrement et de se barricader juridiquement, au point de devenir une citadelle imprenable, opaque et secrète à la manière d’un trou noir où s’abrite, se renforce et se conforte une dangereuse « mafiosisation » du monde.

Affirmer ce lien d’essence entre parti de l’argent et parti du crime, entre des organisations qui, par-delà leurs dissemblances, la respectabilité des unes, la clandestinité des autres, n’ont d’autre loi que le profit et d’autre règle que le secret, n’est pas un propos d’illuminé ou d’agité. Dans son fameux discours du 31 octobre 1936, au Madison Square Garden, à la veille de sa réélection (lire ici sa version française), Roosevelt lui-même n’y avait pas été par quatre chemins (comme le rappelait déjà ici même Antoine Perraud).

S’en prenant aux « vieux ennemis de la paix », dont au premier chef « le monopole industriel et financier, la spéculation, la banque véreuse », le leader démocrate poursuivait ainsi : « Ils avaient commencé à considérer le gouvernement des États-Unis comme un simple appendice à leurs affaires privées. Nous savons maintenant qu’il est tout aussi dangereux d’être gouverné par l’argent organisé que par le crime organisé. »

L’argent organisé à même enseigne que le crime organisé, clamait Roosevelt, allant bien au-delà de cette « finance anonyme »évoquée comme son « ennemi » par le candidat François Hollande (lire notre compte-rendu du meeting du Bourget). Pas si anonyme et, surtout, criminelle ! De fait, le ministre des finances déjà cité, Henry Morgenthau, ajoutera à sa lutte contre la fraude et l’évasion fiscales le combat contre la corruption et le crime organisé. Que diraient aujourd’hui ces réformateurs radicaux, convaincus que l’exigence démocratique n’était pas l’affaire des tièdes, au spectacle des dérégulations ultralibérales qui, en quelques décennies, nous ont légué un monde où l’argent est roi et le crime son maître ? Oui, le crime, c’est-à-dire le refus des lois et la violation des règles, dans un climat de lâcheté et d’indécence, de renoncement des États et d’arrogance des oligarques. Et un crime que la crise, loin de le faire reculer, a conforté.

Car telle est la réalité de notre monde devenu la proie d’un capitalisme sans entraves : les paradis fiscaux en sont le cœur. Non pas la marge, l’exception ou la dérive, mais la norme. Ce noir tableau est brossé parNicholas Shaxson, auteur de la plus récente bible sur le sujet (l’édition originale anglaise est de 2011) :

« Les paradis fiscaux sont partout. Plus de la moitié du commerce international – du moins sur le papier – passe par eux. Plus de la moitié de tous les actifs bancaires et un tiers des investissements directs à l’étranger des multinationales transitent par des centres financiers off-shore. Environ 85 % des opérations bancaires internationales et des émissions d’obligations sont effectuées via ce que l’on appelle l’Euromarket, un espace off-shore apatride. Le FMI a évalué en 2010 que le bilan cumulé des petits paradis fiscaux insulaires s’élevait à 18 000 milliards de dollars – une somme équivalente à un tiers du PIB mondial –, précisant que ce montant était sans doute sous-estimé. La Cour des comptes américaine a révélé en 2008 que 83 des plus grandes entreprises du pays possédaient des filiales dans les paradis fiscaux. L’année suivante, une enquête du Tax Justice Network nous a appris que 99 des 100 plus grandes entreprises européennes avaient recours à des filiales off-shore. Dans chaque pays, les banques sont les sociétés qui, de loin, recourent le plus aux paradis fiscaux. »

Les travaux pionniers de Gabriel Zucman, un jeune chercheur de l’École d'économie de Paris, ont permis d’évaluer ce qu’il nomme« la richesse manquante des nations » : environ 8 % du patrimoine financier des ménages est détenu dans des paradis fiscaux à l’échelle mondiale. « Fin 2008, expliquait-il dans un entretien à La vie des idéesle patrimoine financier des ménages – c'est-à-dire les dépôts bancaires, les portefeuilles daction, les placements dans des fonds d'investissement et les contrats d’assurance-vie détenus par les ménages du monde entier – s’élevait à 75 000 milliards de dollars. Les ménages détenaient donc environ 6 000 milliards de dollars dans les paradis fiscaux. »

Dans une nouvelle étude, toute récente (septembre 2012, à télécharger ici, en anglais), Gabriel Zucman et son collègue Niels Johannesen montrent que la prétendue action du G20 contre les paradis fiscaux « a jusqu’à présent largement échoué » : « Il y a autant d’argent dans les paradis fiscaux aujourd’hui qu’en 2009, et les fonds se déplacent vers les paradis fiscaux les moins coopératifs. »

Publicité
Publicité
4 avril 2013

Jeu.04Avr Rechercher : Accédez aux archives LE

Combattre la mafia de l’évasion fiscale

Les derniers rebondissements de l'affaire Cahuzac, la grande enquête journalistique internationale lancée sous l'égide de l'ICIJ, montrent que l’argent, quand il devient une fin en soi, avoisine le crime dans sa volonté d’échapper aux lois communes. L’évasion fiscale n’est pas à la marge mais au centre d’une économie devenue mafieuse parce que livrée à la finance.

Mediapart s'est engagé de longue date dans cette lutte nécessaire contre la fraude fiscale. Sans grand succès du côté du pouvoir. Nous republions ci-dessous un article de septembre 2012, rédigé en pleine polémique sur le départ belge de la première fortune française et quatrième fortune mondiale, Bernard Arnault. Il faut le lire en ayant à l'esprit ce que nos enquêtes, notamment sur l'affaire Cahuzac, ont confirmé depuis, à savoir le caractère presque banal de ces pratiques dans des milieux dirigeants, aussi bien économiques que politiques.

C'est ainsi que l'investigation internationale menée par  l'ONG américaine International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ) a permis d'apprendre que l'homme d'affaires Jean-Jacques Augier, ancien énarque passé de la fonction publique au privé, était actionnaire de sociétés offshore aux îles Caïmans alors même qu'il fut aussi trésorier de la campagne présidentielle de François Hollande, son compagnon de promotion à l'ENA (lire ici notre résumé des informations du Monde).

----------------------------------------------

En 1937, après la réélection de Franklin Delano Roosevelt pour un deuxième mandat présidentiel, les États-Unis d’Amérique accentuaient leur sursaut démocratique et social face à une crise de même ampleur que l’actuelle, tandis qu’en Europe, nazisme et fascisme imposaient leur barbarie jusqu’à l’inévitable basculement dans la guerre mondiale. Le 21 mai de cette année-là, Henry Morgenthau Jr., le ministre des finances américain, transmit à son président une Note du Trésor sur la fraude et l’évasion fiscales (lire ici sa traduction française).

« Année après année, écrivait-il, l'enquête sur les rentrées de l'impôt sur le revenu révèle le combat toujours plus acharné des individus fortunés et des entreprises pour ne pas payer leur juste part des dépenses de leur gouvernement. Bien que le Juge Holmes(figure respectée de la Cour suprêmeait dit que “les impôts sont le prix à payer pour une société civilisée”, trop de citoyens veulent la civilisation au rabais. »

Ne pas payer ses impôts, chercher à s’y soustraire ou à y échapper, c’est donc faire le choix de la barbarie du chacun pour soi contre la civilisation du tous pour chacun. Quand il devient un absolu, la fin et la mesure de toute chose, l’argent n’est plus qu’une arme sauvage au bénéfice d’une liberté aveugle, destructrice de la société, des liens et des solidarités qui la font tenir. Quand tout s’achète, il n’y a plus de principe et de valeur qui vaille, et la loi elle-même ne vaut plus rien. La fiscalité n’est pas l’ennemie de la liberté, qui comprend celle de s’enrichir. Mais elle civilise cette liberté individuelle en l’insérant dans une relation collective où chacun, à la mesure de ses moyens, contribue à la richesse nationale, afin qu’il y ait des écoles, des hôpitaux, des routes, etc., dans l’espoir qu’ainsi, personne ne sera laissé en dehors de la cité commune.

Quand les leaders de la droite – François Fillon, par exemple – se lamentent sur le sort de Bernard Arnault, ils dévoilent leur faible souci de l’intérêt général et leur grande sollicitude pour quelques intérêts privés. Ce fut d’ailleurs leur politique, notamment sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy : que le peuple dans son acception la plus large paye toujours plus et encore ; que les très riches payent de moins en moins afin de s’enrichir de plus en plus (lire ce rappel par Laurent Mauduit). Mais cet appel à l’incivisme et cet éloge de l’illégalisme vont au-delà : écho à la radicalisation extrémiste de la droite américaine, dont les tentations fascisantes ont une liberté aveugle pour étendard (lire l’article de Thomas Cantaloube sur leur maître à penser, Ayn Rand), ils diffusent une pédagogie politique funeste qui érige le droit du plus fort, parce que le plus fortuné, en norme sociale.

D’où ce détour par un passé américain plein d’à présent européen, qui permet de prendre toute la mesure de cette régression intellectuelle. La raison de la note du ministre Morgenthau était la moindre ampleur que prévu des rentrées fiscales pour l’année 1936, notamment parce que les plus riches se débrouillaient pour échapper à l’effort collectif.

Énumérant les procédés utilisés, parmi lesquels au premier chef les paradis fiscaux, et citant nommément certains des milliardaires concernés, le ministre des finances américain insistait sur l’amoralisme de ces combines en opposant ces profiteurs à tous les autres acteurs de l’économie – salariés, commerçants, entrepreneurs –, tout comme, dans la France d’aujourd’hui, le patron du numéro un mondial du luxe, LVMH, ne dit en rien la vérité d’un tissu industriel hexagonal fait de petites et moyennes entreprises.

« Nous avons encore beaucoup trop de cas de ce que j'appellerai la fraude morale, écrivait donc Morgenthau à l’attention du président Roosevelt, c'est-à-dire la mise en échec des impôts par des moyens douteux qui n'ont pas d'objectif ni d'utilité réels pour les affaires, et auxquels un homme vraiment honnête n'aurait pas recours pour réduire ses impôts. Votre gouvernement s'est distingué en exigeant un niveau plus élevé de moralité dans les relations commerciales. Nous avons besoin d'un niveau plus élevé de moralité dans les rapports du citoyen avec son gouvernement. (…) Le salarié moyen et le petit commerçant n'ont pas recours à de tels procédés. La grande masse de nos déclarations sont faites honnêtement. Le fait que les soi-disant leaders du monde des affaires fraudent le fisc ou y échappent est non seulement préjudiciable aux rentrées fiscales, mais il l'est aussi pour ceux qui se livrent à ces actes. Il ajoute à la charge fiscale des autres membres de la communauté, qui en portent déjà leur part bien qu'ils aient moins de moyens. La réussite de notre système fiscal dépend autant d'une bonne administration par le Trésor public que de déclarations complètement honnêtes par les contribuables. Et nous sommes en droit d'attendre des gens haut placés une moralité plus élevée que celle dévoilée par les déclarations de 1936. »

Publicité
Publicité
MEDIASCRITIQUES
Publicité
Archives
Publicité